Changer de vie

Changer de vie, pas si simple .

Tout commence par un enterrement mais celui d’Émile et de son imprévu bagage, son testament en guise de cadeau d’héritage à Max… induit les personnages de Macadam-garrigues à  changer de vie.

Ceux-ci vont tout mettre en œuvre pour relever le défi !

Un défi que relève  le Sanglier  Littéraire, pourtant Dieu sait quelle  mauvaise réputation à le sanglier pour les chasseurs.

On dit de lui, qu’il a mauvais caractère, mais celui-ci est d’une autre trempe, il a brossé un portrait au poil dans l’univers de Macadam-garrigues.

Vous me direz… les garrigues lui sont familières, de bauges en Bauge et bories, il y promène sa légendaire silhouette de sanglier  et sa truffe infaillible.

Il a bon goût, le bougre, ainsi a-t-il décidé de frotter son cuir sur la reliure de ce titre qui sent bon le midi et les rôles de chacun des protagonistes  retentissants sur l’histoire.

Macadam-garrigues chroniqué par La Bauge Littéraire .

Macadam Garrigue, un titre qui porte la route inscrite dans ses gènes. Celle, mythique, qui permet les grands départs. Celle qui, refusant d’être moyen, se fait but. Et celle aussi qui relie les territoires, les mondes, qui permet de franchir la distance et de faire un trait d’union entre des existences que tout semble, d’emblée, séparer. Mais la route, le trait d’union implicite entre le macadam – Marseille – et la Garrigue – le Lubéron – est surtout un chiffre pour désigner les existences que Patricia Nandes a placées au cœur de son récit. Des existences qui auront à faire face à un défi extraordinaire, celui de se réinventer, de tout remettre en question sans se couper du passé.

Un passé dont elles tirent la légitimation de se transplanter et en même temps la force de le faire.

Une poignée de putes et un auteur aux relents de Bukowski face au défi de se réinventer une existence!
Si la route est donc une sorte de trait d’union entre des existences, la vie, elle, est une parenthèse, une parenthèse ouverte et close par la mort. 

Tout commence effectivement par un enterrement, et tout se clôt par une réflexion à propos du départ, le dernier, celui qui permettra d’embrasser du regard le terrain où des vies se sont écoulées, paisiblement, jusqu’au dernier instant qu’on aura appris à vivre sans amertume :

L’image sera fugace, quelques secondes tout au plus, mais l’idée qu’il s’était fait du bonheur se figera dans un silence de garrigues. (Chap. 32)

Un auteur, une poignée de putes et Émile, le patron du rade du coin, voici l’équipe rassemblée par Patricia Nandes dans une rue de Marseille « qui grimpait des Réformés jusqu’à la Plaine » (Chap. 1). Plus ou moins confortablement installés dans leurs existences de marginaux, ils sauront profiter de l’occasion qui se présente à l’improviste quand la mort, en fauchant Émile, leur tient la main pour leur offrir la chance de faire face à un nouveau défi, celui de se réinventer sans trahir la vie qui les a façonnés.

Une plante arrachée au sol qui l’a fait grandir, peu importe les travers qu’il lui a imprimé, nécessite des soins particuliers afin de reprendre racine. Cela s’applique aussi à la petite troupe qui quitte le territoire familier de Marseille et son espace nourricier pour s’installer en pleine campagne. Une campagne pleine d’une étrange beauté que Patricia Nandes sait peindre avec application sans jamais tomber dans la niaiserie romantique qui prônerait le « retour à la nature ».

Le travail est dur et il faut apprendre un tas de choses dont le citadin a oublié jusqu’à l’existence.

Macadam-garigues

 Avec Macadam-garrigues …Le récit se passe de drames et de retournements et progresse en ligne droite vers une issue qui ne surprend pas vraiment. Mais le roman n’a pas besoin d’une intrigue tordue, ficelée en suivant les recettes à succès des dramaturges hollywoodiens, pour réussir. Le seul drame qui s’y déroule, c’est celui de l’existence humaine avec ses revers, ses retournements et ses surprises qui, s’ils passent largement inaperçus des voisins, n’en bouleversent pas moins celui ou celle qui les vit, tout surpris de constater que la vie, ce n’est pas toujours ce que, bêtement, on imaginait.

On pourrait, par instants, penser qu’il y a comme une douceur sirupeuse qui sournoisement se glisserait dans le récit, menaçant de noyer l’humain sous une couche gluante faite de niaiserie et de – trop – bons sentiments. Mais c’est compter sans la maîtrise de l’auteure qui évite les dérapages et qui ne déroge jamais à son plus noble devoir, celui de peindre des hommes et des femmes rongés par leur condition, toujours sur le point d’être absorbés par le néant qui les entoure et dont seuls les protègent l’amour et l’estime qu’ils portent à leurs semblables.

Macadam Garrigues, c’est le roman d’une aventure profondément humaine, celle de l’amitié et de l’amour, celle d’hommes et de femmes capables de se prendre en main et de se réinventer, capables surtout de tendre la main à leurs prochains pour faire un bout de route ensemble.

 

Macadam-garrigues roman. Chapitre 1

Macadam-garrigues roman. chapitre 1

J’ai enterré mon père aujourd’hui, enfin, d’autres s’en sont chargés.

Macadam-garrigues roman. Chapitre 1.

Macadam-garrigues roman. chapitre 1

Je n’y suis pas allé, au cimetière, pas envie, à quoi bon, manque de courage ? Je ne crois pas. Les conventions m’emmerdent, mes congénères bien plus encore, sans parler d’une assemblée vaguement familiale, complaisante à l’excès, mouchoir à la main, déluge lacrymal, oraison terminale. Repose en paix, où que tu sois, nulle part sans doute.
À l’heure où une pelletée recouvrait un dernier pan de cercueil, j’imaginais le regard de ma mère se perdre dans les remous terreux de sa conscience. J’étais, en train de choisir quelle fille serait le mieux à même de me faire jouir, dans cette rue qui grimpait des Réformés jusqu’à la Plaine.
Arpenter ces trottoirs encombrés de poubelles, sentir l’odeur de la pisse, compter les mégots dans le caniveau faisait partie de leurs charmes à toutes, alignées comme autant de réverbères réfléchissant sur le sol mon ombre décharnée, presque fanée. Je les connaissais toutes, ou presque ; la grosse Lola, Mercedes, Annick la délurée, Éva, un cul d’enfer, Janine la camée, Esméralda, bien un nom de pute ça, Josie, le travesti, la quarantaine bien trempée, une voix rauque de bandit calabrais, une bouche experte dont la réputation n’était plus à faire ; tout Marseille était venu visiter sa grotte et l’on y retournait comme en pèlerinage.
Je discutais avec la plupart d’entre elles, un petit mot gentil, une caresse dans le dos- Ça va, c’est pas trop dur avec ce froid mes chéries ? On sent plus nos strings à force de serrer les fesses ! Tapiner, c’était un art maudit, une réincarnation ratée ou tout simplement le fruit du hasard. La vie, ce n’est rien d’autre que cela, on retourne ses cartes et on se couche si la main est trop faible, et c’était ce qu’elles faisaient toutes, sans espérer mieux, redoutant pire que ça. La société française se rassasiait de poncifs culturels, pré formatant des castes et des sous-ensembles. Les filles se trouvaient à la périphérie de tout cela, c’est-à-dire nulle part. Je les aimais toutes, melting-pot racial, tutti frutti fantasmatique, elles incarnaient une certaine idée de résistance citoyenne, enfin, mes copines, les autres je n’en sais rien.
Ce jour-là, j’avais envie de nouveauté. Je calculais dans ma tête quelle combinaison je pourrais tenter. Lola et ses gros seins avec la petite Annick, Éva aux commandes pendant qu’Esméralda jouerait des castagnettes, ou, pourquoi pas, essayer un duo improbable, Josie et sa copine sénégalaise. Elles faisaient équipe de temps en temps ; je savais tout de ce petit monde, c’était le mien, le nôtre et nous y dérivions comme des âmes en peine ; le sursis n’avait plus cours, ne nous restait que le temps à tuer avant qu’il ne s’en charge.
Ne sachant à quel sein me vouer, je laissai retomber mes bras sur le comptoir du bar de l’Angle ; « pourquoi se creuser la tête à chercher un nom puisqu’il ?se trouvait à un angle de rue ?» La vieille bacchante me servit d’office un verre de rouge, un pinard standard, qui, dans ce « bouge », se teintait de quelques lettres de noblesse. Émile lissa sa moustache en contemplant son visage dans le miroir qui recouvrait tout un mur du bar.
– Putain, j’ai pris un coup de vieux, non ?
– Pas plus que d’habitude, dis-je en vidant mon ballon de rouge.
– Quand même, t’as vu la gueule que je me traîne ! Il serait temps de prendre ma retraite ! J’en ai plein le cul de ce cloaque !
– Si tu te lances dans la métaphore maintenant !
Il regagna son comptoir en traînant sa patte gauche. Ici, tout était bancal, pas vraiment à sa place, les filles, leurs clients, les rares commerces, les marches, le trottoir. Paradoxalement, à force d’asymétrie, un équilibre relatif y régnait, les vides bouchaient les trop-pleins, à moins que ce ne fût l’inverse.
– T’as bien une sale gueule, Émile ! lança Josie en s’engouffrant dans le bar.
– Ah, tu vois, qu’es-ce que je te disais ?
– Qu’est-ce qu’il disait ?
– Qu’il en marre de ce cloaque !
– Connais pas ce type moi, qui c’est ? demanda-t-il en remettant sa perruque en place.
Émile et moi partîmes d’un grand éclat de rire. Feignant d’essuyer une larme avec sa lavette de comptoir, il nous servit une fine.
– C’est ma tournée, jeune fille !
– J’ai dit une connerie ?
– Non ma chérie, dis-je en posant une main sur ses résilles, ne change rien, on t’aime comme ça !
– Moquez-vous ! C’est qui la meilleure suceuse de la ville ?
– Ah ça, question frivolités buccales, tu vaux largement un Rayas 78 ! gouailla Émile en retrempant généreusement nos verres.
– Mais qu’est-ce qu’il a à parler comme un savant aujourd’hui ?
Je pris la peine de préciser :
– Entre nous, il voulait simplement dire que tu suçais comme une reine !
Je connaissais leurs vies, je lisais dans leurs regards obliques comme dans un lit ouvert. Ils étaient si éloignés de mes racines familiales que j’en avais oublié les miennes et fondé de nouvelles avec eux qui tendaient leurs verres bien droits sous la fine coulant telle une source de jouvence.
Je fréquentais Émile depuis une bonne dizaine d’années. Nous avions forgé de solides liens d’amitié autour de notre passion commune pour les grands crus de la vallée du Rhône. Natif du Vaucluse, il avait acheté ce bar à la dérive voilà plus de vingt ans au grand désespoir de ses parents qui pensaient le voir reprendre l’exploitation agricole. De quinze ans mon aîné, il en paraissait bien plus. À vrai dire, personne n’aurait pu lui donner un âge précis ; à croire que le zinc durcit les traits, les fond dans une vieillesse relative, hors d’âge, pareillement à la fine que nous dégustions à ce moment précis. Ses quintes de toux étaient devenues légendaires dans le quartier, un cliquetis d’horloge qui rythmait les journées des filles : il était là, derrière son comptoir, ne comptait plus les heures confondant l’aube et le crépuscule dans une valse qui l’entraînait toujours plus loin.
– Tu te rappelles la première fois que je t’ai monté en client ? me demanda Josie
– Tu parles si je m’en souviens ! Je ne m’en suis jamais remis !
– Ça t’empêche pas de revenir dans mes bras !
– Que veux-tu, quand on a goûté aux charmes équivoques ?
– Ça veut dire que tu m’aimes un peu, hein ?
Je fis claquer une bise sur sa joue.
– Bien sûr ma chérie, qu’est-ce que je ferais ici, sinon !
Josie n’avait pas inventé la poudre, ni même la cintreuse à banane. À en croire les filles, du moins les plus âgées, il tapinait depuis plus de vingt-cinq ans, fidèle au poste, ne sachant où aller et quoi faire d’autre de ses dix doigts. Au début j’aimais ça et puis… me confia-t-il un jour pendant que nous fumions une cigarette sur son lit.
Le sexe, le vrai, le pur, se moque bien du chromosome x ou y, on le prend, à bras le corps, on s’en rassasie jusqu’à la prochaine fringale ; Josie, Éva, Mercedes, Annick, peu importait entre quelles cuisses je venais me blottir du moment qu’un peu d’amour nous faisait croire que cette mascarade en valait la peine. L’énergie sexuelle était, à ma connaissance, la seule source de calories non polluante. Las du tracas quotidien infligé par le carcan économique, j’avais décidé, un soir de biture mémorable, d’éluder systématiquement toutes les emmerdes contractuelles prenant le pas sur mon seul génie créateur, baiser. Certes, il fallait gagner sa vie. Lorsque cet épineux problème revenait aux oreilles de mon banquier, je me lançais à corps perdu dans la rédaction d’un nouveau polar. Thomas Lievremont, mon héros, se débrouillait ma foi pas mal dans les eaux troubles de l’édition hexagonale. La quarantaine, amateur de belles femmes et de grosses cylindrées, il avait un penchant pour les affaires faciles, celles qui rapportaient un minimum sans trop d’investissement personnel. Ses liens avec le milieu local l’entraînaient cependant dans d’invraisemblables aventures qui, contre toute attente, passionnaient mes fidèles lecteurs. Lievremont était devenu une rente viagère, et tout comme mon héros, je ne cherchais pas la complexité littéraire, mais une relative tranquillité financière.
– Bon, c’est pas tout, mais on fait quoi ce soir ? s’enquit Josie.
– Pourquoi, on avait prévu quelque chose ?
– C’est jeudi Émile, on fait toujours quelque chose le jeudi soir, vous dormez les mecs !
– On pourrait toujours fêter la mort de mon père et par voie de conséquence le veuvage de ma mère ! dis-je en allumant une cigarette.
Ma réflexion les sécha comme une faux au milieu d’un champ de blé. La mort n’avait pas bonne presse dans le quartier, elle rôdait tous les soirs, aléatoire, elle frappait au hasard, avec une prédilection affichée pour les proies esseulées.
– Ton père est mort ? bégaya Émile
Je fis un signe de la tête et tirai une longue bouffée sur ma clope. Josie me passa une main dans le dos. Ils étaient tristes et je m’en voulais soudainement de leur faire de la peine.
– Nous n’étions pas si proches que ça, enfin, avec ma mère, vous savez aussi bien que moi quelles peuvent être les relations familiales quand on ne prend pas la route que vos géniteurs ont tracée pour vous !
– Ah ça, c’est sûr, répondit Émile en vidant son verre de fine. Qu’est-ce que j’ai pas entendu quand j’ai refusé de reprendre l’exploitation, tous les noms de légumes y sont passés !
– Pareil pour toi Josie ?
– Moi, ma mère est partie avant que je fasse le tapin, sinon elle serait morte de chagrin, la pauvre, en plus elle détestait les bas résilles, alors…
Un silence plus tard, nous repartions d’un grand éclat de rire, histoire de tordre le cou au destin, ou du moins à ce qu’il nous en restait.
Lola poussa la porte du bar et la referma d’un grand coup de postérieur.
– Il m’a escagassé ce grand con, j’en peux plus, dit-elle en posant ses énormes fesses sur un tabouret.
– Encore le notaire ? demanda Émile
– Tout juste, c’est pas humain des « chibres » pareils, j’ai l’impression d’être une vache à la saillie.
– M’en parle pas, dit Josie, je l’ai monté une fois en client celui-là et on a joué au bilboquet pendant une demi-heure.
– Et alors ? l’interrompit Émile un sourire aux coins des lèvres.
–Ah tu peux rire dans ta moustache, c’est pas toi qui as eu mal au cul pendant une semaine !
– Ce sont les risques du métier, se défendit-il en pouffant de rire.
– Ouais, si on veut, en attendant, je veux plus le voir celui-là.
– Pourquoi l’as-tu pris alors ? demandai-je à Lola
– Avec cette putain de crise, je prends tout ce qui passe !
– Même ce qui dépasse, rajouta Émile en se tenant les côtes.
– T’es vraiment con Mimile, ça va qu’on t’adore, sinon on irait boire le coup ailleurs ! J’ai soif, au cas où ça t’intéresserait !
– Tiens ma Lola, une fine millésimée, c’est ma tournée !
– Tu sais parler aux femmes, toi !
Elle releva énergiquement le coude et vida d’un trait son verre.
– Bon, c’est pas tout, mais on va où ce soir ? demanda-t-elle.
– Figure-toi qu’ils n’ont rien prévu !
– Pas possible, c’est l’andropause ou quoi, les gars ! On se retrouve tous à dix heures ici et on file à l’opéra, on mange un bout au Stop et on va faire la fête !
Lola descendit sa seconde fine d’un trait et se leva.
– Je préviens les filles ! dit-elle en poussant la porte du bar.
Et dans un soupir elle rajouta :
– Allez j’y retourne !
– C’est pas tout, mais j’en ai monté « qu’un » cette après-midi et j’ai mon loyer en retard ! dit Josie en rajustant sa perruque, allez, les hommes, à ce soir !
Nous restâmes silencieux un instant, admiration et mauvaise conscience partagée, nous regardions Josie remonter la rue et venir se planter devant les trois marches bancales de son immeuble. Elle alluma une cigarette et plongea son regard prédateur sur le premier passant venu.
– Elles ont une sacrée paire de couilles les filles, lâcha finalement Émile.
– Surtout Josie !, dis-je en écrasant ma clope.
Émile se mit à rire puis s’étouffa dans une nouvelle quinte de toux.
– Tu as vu un toubib récemment ? Ça s’arrange pas ta fluxion de poitrine.
– Oh, de toute façon, si c’est pas ça, ça sera autre chose, alors !
Je poussais la porte du bar lorsqu’il me lança :
– Ce soir, c’est moi qui invite, j’ai pas connu ton père, mais ça sera mon cadeau de départ !
– T’es un cœur ; à tout à l’heure !
Il allait rajouter quelque chose lorsque je l’interrompis :
– Je sais, on passe par la porte de derrière, le rideau sera tiré !

En rentrant chez moi, j’eus la désagréable surprise d’entendre la voix de ma génitrice sur le répondeur.
« Max, c’est maman…je pensais que tu aurais au moins la décence d’assister aux obsèques de ton père… enfin… Nous avons décidé que tu étais personne non grata désormais, plus la peine de frapper à notre porte, elle restera fermée pour toi ! »
Enfin une bonne nouvelle, me dis-je en effaçant le message. Ne plus avoir de contact avec ma famille représentait le seul héritage que j’étais en mesure d’accepter. Il me restait quelques chapitres à corriger avant d’envoyer le dernier opus de Lievremont à mon éditeur. À l’en croire, toute l’équipe l’attendait avec impatience. Il aurait été plus juste de dire qu’ils espéraient faire un aussi bon score qu’avec le précédent, car, personne ne s’en était vraiment remis, il s’était classé dans le top 10 des polars français 2008. Le succès m’importait peu, seule la satisfaction d’être lu et d’en vivre me procurait un semblant de fierté, ou plus précisément, une marque de reconnaissance flattant parcimonieusement mon ego.
Je relevai le nez de mon ordinateur quelques heures plus tard en m’apercevant qu’il était 21 h 30. Lievremont s’en sortait une nouvelle fois haut la main ; déjouant un enlèvement de mineur, il en profitait pour subtiliser la rançon au nez et à la barbe de la police criminelle. Le côté roublard de mon héros n’était en réalité qu’un artifice littéraire, franchouillard à souhait, destiné à remettre en service un ascenseur social bouffé aux mites. Quitte à verser dans l’immoralité, j’assumais cette image galvaudée de Robin de bois, même si Lievremont ne reversait pas un centime aux œuvres de son quartier. Non, la loi du plus fort restait le seul argument valable dans ce bas monde et la simple pensée que mon héros soit vertueux me hérissait les poils de la barbe.
«  Dans la vie mon garçon que tu sois noir ou blanc, t’as le choix, soit tu travailles ou  tu gagnes de l’argent »
Celle-là, je la tenais d’une chanson de Lavilliers, dont Lievremont se vantait de connaître tous les textes par cœur. Quant à moi, je faisais partie de cette classe laborieuse qui n’avait d’autre choix que de fournir un minimum d’effort pour assurer les factures de fin de mois. Lievremont sublimait ma pauvre vie d’écrivain, rusé lorsque je me contentais d’être têtu, filou quand j’assumais mon honnêteté maladive. La seule chose que nous avions réellement en commun se bornait à ce goût immodéré pour les filles de joie, mis à part les travestis, qui, pour cause de ligne éditoriale, avaient disparu dès le premier volume.
La chaleur était étouffante, sans doute plus de trente degrés, ce qui pour un mois de juin frisait les records phocéens. Je pris une douche éclair et dévalai, cinq minutes plus tard, les escaliers de mon immeuble. L’ascenseur arborait toujours fièrement son panneau « Hors service », me faisant croire au passage que les charges de copropriété partaient à elles seules dans l’entretien de ce monte-charge à bout de souffle.
Une brume opaque et dense recouvrait les toits des immeubles les plus élevés ; une nuit poisseuse comme les aimait Lievremont.